Développements du quartier aux XVIIIe et XIXe siècles
Il reste à exposer maintenant comment un vaste quartier de Bordeaux s’est construit sur ces terrains arrachés au marais, avec ses rues, ses places, et tout ce qui lui a fait une physionomie originale. C’est la seconde phase du développement de cette région. À l’activité bienfaisante des archevêques s’ajoute et même finit par succéder entièrement celle des intendants et des municipalités. Comme le Bordeaux moderne, le quartier Saint-Bruno est surtout l’œuvre du XVIIIe siècle. C’est à cette période qu’il a été tracé, dessiné, et que l’on a commencé à le construire.
Le XIXe siècle ne fera qu’achever d’exécuter le plan légué par le siècle précédent, qui fut l’époque des grands intendants organisateurs, bâtisseurs, celle aussi où la prospérité de Bordeaux atteignit son apogée et où la ville semble renaître. La richesse publique et la richesse privée s’accroissent soudain dans des proportions inconnues encore. Le port s’emplit de navires aux poupes sculptées qui apportent les trésors des îles. Armateurs, commerçants, rivalisent d’activité et de luxe. En même temps que la vie s’élargit et s’embellit, les vieux murs tombent, des hôtels somptueux remplacent les vieilles demeures sombres, enfin la ville débordant ses anciennes limites, on voit de nouveaux quartiers s’élever, les anciens s’étendre. L’archevêque se fait construire un palais digne d’un prince ; Tourny développe le cours d’Albret, trace la place Dauphine (actuelle place Gambetta) ; Boutin, Dupré de Saint-Maur continuent la transformation des marais de la Chartreuse, dans une série de plans et de projets qui sont approuvés bon gré mal gré par la Jurade et dont sortira, à la fin du XVIIIe siècle, le quartier actuel de Saint-Bruno. Le XIXe siècle n’aura qu’à remplir le cadre.
Si le mérite de cette création appartient principalement aux intendants, ce n’est pas à dire que les archevêques successeurs de François de Sourdis s’en soient désintéressés. La vérité c’est qu’ils s’associèrent très efficacement à l’œuvré des intendants, que Mériadeck de Rohan et Champion de Cicé abandonnèrent aux entrepreneurs de construction les terrains sur lesquels allaient s’élever des rues nouvelles. Sans leur générosité, le quartier Saint-Bruno n’eût existé sans doute qu’un siècle plus tard ; on n’y aurait donc jamais vu ces beaux hôtels qui sont la parure du cours d’Albret. Enfin si l’ancien palais archiépiscopal, avec son architecture du XIVe siècle n’avait pas été démoli en 1772, et si Mériadeck de Rohan n’avait pas fait élever le magnifique édifice qui est devenu l’Hôtel de Ville, tout voisin du quartier Saint-Bruno, que n’eût pas perdu ce quartier à être privé d’un voisinage aussi prestigieux.
Après ce juste hommage de reconnaissance payé aux archevêques du XVIIIe siècle, voyons quelle fut l’œuvre des intendants et revenons à notre marais. Ce marais, avec sa Chartreuse et ses jardins, était encore séparé de Bordeaux, à la fin du XVIIe siècle, par la ligne des remparts, malgré l’ouverture de la porte d’Albret et la création de l’allée des Marais, laquelle peut-être donna à Tourny l’idée de substituer des allées semblables à ces inutiles et gênantes murailles. De là sortirent ces boulevards qui ne sont pas la partie la moins heureuse de son œuvre, établissant de faciles communications entre les parties diverses de la cité et ouvrant l’accès des campagnes. Mais Tourny ne s’occupa point d’assainir et d’embellir spécialement le quartier Saint-Bruno.
Aussi, l’œuvre de François de Sourdis se trouve de nouveau bien compromise au milieu du XVIIIe siècle et le marais, mal entretenu, recommence à faire courir à l’hygiène publique de graves dangers, que signale un premier mémoire paru vers 1760. L’auteur attribue à la pernicieuse influence du marais « la prodigieuse quantité de brouillards qui règnent dans ces quartiers et y procurent des fluxions dangereuses ». De là, écrit-il, « ces couleurs verdâtres, ces odeurs insupportables, ces fièvres opiniâtres, ces rhumatismes douloureux… »
Après avoir signalé le mal, il préconise un remède et demande qu’on baisse les lits du Peugue et de la Devèze, encombrés sans doute par les alluvions du marais. Peu après, un autre mémoire insiste sur les mêmes dangers demandant que pour faciliter l’écoulement des eaux stagnantes on creuse tout autour de Bordeaux un canal de navigation. L’idée était neuve, intéressante, hardie. Elle frappe l’intendant Boutin ; toutefois, désapprouvée par les ingénieurs Brémontier et Gagelin, on l’abandonne momentanément. Mais Dupré de Saint-Maur, le rival et héritier des idées de Tourny, reprenant les travaux d’assainissement des environs de la Chartreuse, revient à ce projet grandiose.
Le long des larges boulevards qui devaient faire à Bordeaux et à ses faubourgs une vaste ceinture extérieure, il rêve de tracer un canal maritime, rattaché à la Garonne par ses deux extrémités. Ainsi les dangereux marécages seront assainis, desséchés par cette rivière d’eau purifiée. Ce plan, qu’il expose dans un travail adressé au ministre Joly de Fleury, plan un peu chimérique peut-être, disparaît avec lui (1784) et on est alors amené par la force même des choses, par la menace d’un danger perpétuel, à prendre le parti radical de combler le marais et d’y bâtir un quartier nouveau. En 1787 un premier plan est tracé qu’on peut voir aux archives municipales ; l’ancien marais y est sillonné de rues droites, se coupant à angles droits, désignées déjà par des noms dont la plupart, chose assez rare pour être notée, ont été conservés jusqu’à nos jours. La direction de ces rues était donnée par celle des allées tracées dans le marais par François de Sourdis : c’est donc l’œuvre de ce grand archevêque qui, se survivant à elle-même, a donné sa physionomie générale et son aspect définitif au quartier Saint-Bruno.
A quel moment et de quelle façon la construction du quartier Saint-Bruno fut-elle entreprise ? C’est ce que nous apprennent deux documents précieux pour notre sujet. Un plan de 1784 nous montre que Rodesse et Cie ont acquis les terrains « appartenant cy-devant à l’archevêque de Bordeaux et à la Chartreuse ». Un autre, dressé en 1788 par le sieur Rodesse, porte l’approbation de la Jurade. L’idée maîtresse consiste à créer dans ces terrains deux centres, deux places : l’une, circulaire, ornée d’un obélisque, sera la place Rodesse réduite par des alignements ultérieurs à une moitié de cercle, où aboutiront deux larges voies transversales coupant le damier des rues, le cours Champion et le cours de Cicé ; l’autre, rectangulaire, encadrée par les anciennes allées du marais devenues des rues, sera la place Mériadeck. L’érection de la place Rodesse est le point de départ de cette seconde étape dans la conquête du marais. Notons en passant que cette place a gardé le nom du particulier qui acheta en bloc une partie des marais de l’archevêché pour les revendre en détail. Le premier édifice qui y fut élevé fut l’hôtel des Fiacres, qui devait devenir la Manufacture des tabacs. Il servit d’abord à l’industrie de Vital Muret qui jouit jusqu’en 1781 du privilège exclusif de tenir sur les places publiques des carrosses de louage.
C’est de cette place Rodesse que nous allons donc, partir pour parcourir le nouveau quartier, puisqu’elle y a formé le premier îlot bâti. A notre gauche nous voyons se développer la vaste perspective du cours de Cicé qui monte vers la place Dauphine, à notre droite, c’est le cours Champion : ils gardent l’un et l’autre la mémoire des deux archevêques qui abandonnèrent le sol où ils ont été tracés. Derrière nous monte, vers le boulevard extérieur, l’étroite rue du Hautoir. Elle conserve le nom d’un des fermiers de l’entreprise Vital Muret. Enfin la place est coupée par une longue rue qui relie la rue de Pessac au quartier Saint-Seurin : c’est la rue Belleville, dont le nom rappelle quelques-uns des épisodes les plus amusants de la vie bordelaise au XVIIIe siècle.
À côté du petit cimetière où on inhumait les morts des hôpitaux après la création de la place Dauphine, fut ouvert, en 1774, un établissement assez hybride, appelé le Colisée : c’était à la fois une guinguette faisant concurrence à Bardineau, un théâtre d’enfants et une salle de danse. L’établissement s’étendait près du Peugue, parallèlement à la rue Tastet et avait sa façade nord sur les allées d’Albret à l’angle de l’actuelle rue Servandoni. Cette création était l’œuvre d’un certain Nicaise Belleville, ancien confiseur parisien, soumis à une surveillance spéciale de la police, sans doute parce qu’il était trop honnête homme. On l’avait vu débarquer à Bordeaux avec une troupe de bambins de dix à quinze ans, qui jouaient les arlequins et représentaient les pièces de l’Ambigu-Comique. Ce théâtre où partirent et se formèrent, dit-on, Moreau, Corse, Pénancier et Lepeintre, eut beaucoup de vogue pendant quelques années. Puis le suc
C’était l’époque où la découverte de Montgolfier faisait se lever et aussi tourner toutes les têtes. Or, nulle part leurs expériences n’avaient eu plus de retentissement qu’à Bordeaux où elles suscitèrent non seulement la curiosité, mais l’émulation. En août et septembre 1783, Bordeaux avait lancé, lui aussi, sous les auspices du Musée bordelais, ses premiers globes, comme on appelait alors les aérostats, et ouvert l’ère d’expériences assez fâcheuses en général. Belleville résolut de profiter de cet engouement. Il annonça qu’il offrirait au public bordelais, sur la terrasse de son Colisée, le spectacle d’une ascension de ballons aérostatiques, dont on venait à Paris de faire l’essai en grand. La fête avait été fixée au mercredi 3 septembre 1783, dans l’après-midi. Belleville, disait-on, était allé acheter à Paris des globes en baudruche et apprendre le procédé du gonflement au gaz hydrogène. Plus de cinquante mille personnes, ayant payé leurs places, se pressaient dans l’enceinte, en face de la terrasse : c’était, écrit Vergniaud à son beau-frère Alluaud, « le plus beau coup-d’œil possible ». A quatre heures et demie, on annonce le départ des globes. La foule silencieuse attend. Depuis deux heures Belleville se démène, faisant les préparatifs. Enfin la foule aperçoit deux petites vessies de 45 centimètres de diamètre tout au plus qui se soulèvent, puis retombent aussitôt, dégonflées et aplaties. Était-ce donc là les fameuses expériences : n’était-ce pas plutôt des ballons d’essai ? Et la foule attend encore : elle attend jusqu’au soir, jusqu’à la nuit. Alors furieuse d’avoir tant attendu pour être finalement dupée, elle se fâche ; elle réclame l’argent, monte à l’assaut de la terrasse et poursuit Belleville, en cassant tout, jusque dans les cuisines où la paix se fait autour des pots. Quant au public qui était resté à l’extérieur et qui menait grand tapage, il se consola en rossant le guet qui avait eu la malencontreuse pensée d’intervenir. Et la chose finit naturellement par cela et aussi par quelques chansons où Belleville devint Berneville. C’est ainsi que le quartier Saint-Bruno vit son histoire se confondre un instant avec celle de l’aviation.
Cependant les années passent. La Révolution expulse les Chartreux, confisque leurs biens : dans leur enclos on crée le Grand Cimetière général. C’est le 10 septembre 1791 qu’une décision du Conseil général, approuvée par le roi le 15 janvier, consacre à l’établissement de cette belle nécropole « le grand champ des ci-devant Chartreux ». En décembre 1792 on commence à enterrer dans le champ du repos dit « la Chartreuse ».
Mais l’inauguration officielle n’en fut faite qu’en 1806. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire de ce cimetière : nous nous bornerons donc à rappeler qu’il a été agrandi deux fois déjà, une première en 1848 par l’acquisition de l’ancien établissement des Champs-Elysées que la rue du Coupe-Gorge (aujourd’hui allée Jean-Burguet) séparait du Champ du Repos et qui mesurait 24 hectares ; une seconde fois, en 1894, quand on exécuta les grands travaux d’aménagement de la place Saint-Bruno, du côté de l’église. L’on construisit alors la porte monumentale qui s’ouvre sur la place Charles-Lamoureux ; l’on démolit, l’on nivela ce qui restait, et qui était fort délabré, des anciennes dépendances du couvent ; on ne conserva que le porche qui fait face à la rue d’Arès (actuelle rue Georges Bonnac).
Mais l’enclos de la Chartreuse était si vaste qu’après avoir fourni un emplacement pour le Cimetière Général en 1791, il servit à créer, en 1802, le Jardin des Plantes et en 1806, la Pépinière départementale. On faisait chaque année, au Jardin des Plantes, dit Bernadau, un cours public et gratuit de botanique. Vers 1840 on y adjoignit même une ménagerie qui, selon le même auteur, contenait divers animaux curieux des deux Indes. Quant à la Pépinière départementale, elle servait à « propager la culture des belles espèces d’arbres fruitiers et d’ornement » (Bernadau).
Que devenaient, pendant qu’on dépeçait ainsi l’enclos, le couvent lui-même et sa chapelle. Le couvent, abandonné, tombait en ruines ainsi que ses cloîtres et achevait de disparaître, comme nous l’avons vu, en 1894. Quant à la chapelle des Chartreux (l’église Saint-Bruno), elle avait une plus heureuse destinée et était promue en 1820 à la dignité d’église paroissiale par les soins de Mgr d’Aviau. Avant cette époque et depuis le rétablissement du culte, elle était desservie par un père Lazariste, M. Vincent, et avait reçu de lui pour patron le patron même de la Société de Saint-Lazare, qui est saint Vincent de Paul. Le décret de Mgr d’Aviau, tout en conservant à la nouvelle église ce dernier vocable, la plaça en outre sous l’invocation de saint Bruno : d’où il résulta que le monument, connu au ministère des cultes sous le nom de Saint-Vincent, n’était désigné à Bordeaux que sous le nom de son premier patron saint Bruno que lui avait donné François de Sourdis.
Quelques années auparavant le quartier Saint-Bruno s’était enrichi d’un établissement qui contribua à lui donner son caractère spécial, la Manufacture des tabacs, créée à Bordeaux en vertu d’un décret du 26 mars 1811. Elle devait occuper l’emplacement des Moulins Économiques des Chartrons ; mais on l’installa provisoirement — le provisoire devient facilement le définitif — dans l’ancien hôtel des Fiacres et elle s’y est trouvée si bien qu’elle y est restée. Cet établissement commença à fonctionner le 13 mai 1811, et il continua jusqu’aux changements du quartier dans les années 1960.
Le bâtiment primitif, vendu au gouvernement par le sieur Schuller lors de l’établissement du monopole du tabac, fut l’objet de travaux d’aménagement considérables en 1821, que l’architecte Bonfin dirigea. On éleva alors l’aile gauche, on créa des magasins, des ateliers. En 1856 la Manufacture comptait cinq cents ouvriers des deux sexes ; elle alimentait neuf départements de tabacs exotique et indigène.
Aujourd’hui (au début du XXe siècle) elle s’est accrue d’une vaste annexe de 7,584 mètres carrés de superficie, en façade sur la rue du Tondu ; le bâtiment principal, place Rodesse, en a lui-même 12 385. Des appareils mécaniques, actionnés par un générateur de trente chevaux aident dans leur tâche quatre-vingts ouvriers et neuf cent vingt ouvrières et fournit annuellement, pour la satisfaction de l’État et peut être même pour celle des consommateurs, 1 260 000 kilos de tabacs divers : au total quarante millions de francs qui s’en vont en fumée.
L’église, la manufacture, voilà pour les besoins religieux et pour le côté économique du quartier Saint-Bruno ; la pépinière et le Jardin des Plantes, voilà pour l’instruction.
Mais qu’on n’aille pas croire que tout fut grave et sérieux dans la nouvelle paroisse. On avait aussi de quoi s’y distraire. Les dimanches et même les autres jours peut-être, on se rendait au Jardin de Vincennes où le voisinage du Cimetière général n’empêchait pas de goûter des divertissements variés.
Pour dix sous on pouvait s’y donner les émotions d’une course sur les montagnes russes. « Cette montagne, appelée Russe, on ne sait pourquoi, » dit plaisamment Bernadau, était en bois, à l’instar de celles de Paris établies dans la plaine des Sablons ; elle avait 60 pieds de haut. Les amateurs de sport se faisaient attacher par des sangles, ce qui malheureusement n’empêchait pas les chars de verser et de faire des victimes, à tel point qu’on dut fermer l’établissement. Cette montagne malchanceuse finit à la façon des volcans, par le feu, en septembre 1831. Ne la plaignons pas trop : c’était, assure Bernadau, un « vrai casse-cou ni tranquille ni agréable ».
A suivre…
Ci-dessous, vous découvrirez un plan de Bordeaux, datant de 1832, vous permettant d’apprécier l’évolution du quartier de Saint-Bruno.