La construction de la Chartreuse de Bordeaux [1] (suite)
[1] Ce chapitre sur la construction de Saint-Bruno et l’assainissement des marais de Pipas, est tiré de l’article de Gaston Ducaunnès-Duval, in Revue Historique de Bordeaux, t. XXXV (1942), p. 57-70. Nous remercions très chaleureusement Madame Isabelle du Foussat pour sa relecture.
Décoration du Chœur
Et voici, enfin, l’acte qui concerne la partie la plus importante de l’église, c’est-à-dire la décoration du choeur. Le 21 novembre 1668, Nicolas Hérisson et Julien Foucré, maîtres architectes à Bordeaux, paroisse Sainte-Eulalie, s’engagent envers les Chartreux, Jean de Boyer étant prieur, à faire « dans l’église de ladicte Chartreuse, et au maistre authel d’icelle, le restable et contrerestable quy est marqué et désigné par le plan et desseing que lesdits entrepreneurs en ont faict, remis au pouvoir dudict dom prieur et signé de luy et desdicts entrepreneurs. Et pour supporter l’édifice, lesdits entrepreneurs fairont les fondations jusques à trois forme de bon ribot, à chaux et sable, et de telle espaisseur qu’il sera nécessaire ; lequel authel sera orné de deux ordres, le premier corinte et l’autre composite, et de vingt balustres aveq tous les autres ornemens et enrichissemens quy seront marqués ausdicts ouvrages, par ledict dom prieur ou autres personnes quy par luy seront à ce comises ; à la réserve toutefois de grosses figures que lesdits entrepreneurs ne seront obligés de faire. Toute l’architecte et ornemens, et aussy les piedzdestaux, seront de pierre de Taillebourg, sauf du cadre du millieu, celui de l’atique, toutes les colonnes, tous les pilastres, balustres, plaques, boules ou globes, quy seront de marbre ; lequel marbre, rendeu bru dans ladicte Chartreuse, lesdicts entrepreneurs tailleront, poliront et poseront et aussy toutes les autres pièces nécessaires pour l’édifice, et mesme les marches du marchepied de l’authel, de hauteur de cinq marches, suivant le plan, et paveront le sanctuaire dudict maistre authel de marbre que lesdicts religieux fourniront taillé et poly et prest à pozer. Et fourniront aussi lesdicts religieux toute la pierre, chaux, sable et autres matériaux nécessaires mesmes les bois et autres pièces pour servir aux chafaudages. Lesdicts entrepreneurs ne s’obligeront que de fournir leur main et façon. Lequel ouvrage, lesdicts entrepreneurs commenceront par tout le mois de mars prochain et travailleront continuellement et y mettront des ouvriers en suffisance pour iceluy rendre faict et parfaict, bien et deubement et comme l’art le requiert, et conformément audict desseing, aveq tous les susdicts autres ornemens et enrichissemens quy leur seront marqués en travaillant, comme dict est, dans deux ans à compter dudict mois de mars prochain, et ce, le tout pour et moyennant le prix et somme de six mil cinq cent livres en argent quy leur sera payée à mesure qu’ilz travailleront, fin d’oeuvre fin de paiement, le nombre de douze thonneaux de vin pareil à celui que les religieux boiront, quy leur sera baillé six tonneaux par chacune desdictes deux années ; le logement dans ladicte Chartreuse pour lesdicts entrepreneurs, leurs compagnons et ouvriers, pendant tout le temps qu’ilz demeureront à travailler audict édifice, aveq le bois pour leur cuisine, lictz et autres ustanciles, à la réserve des draps pour les lictz que lesdicts entrepreneurs fourniront. Et, en outre, la somme de cent livres quy leur sera baillée au commencement du travail pour leurs estrennes et pour leurs faux frais et voyages qu’ilz seront obligés de faire à Tailhebourg et ailleurs pour choisir les pierres nécessaires pour lesdicts ouvrages, et à condition encore qu’ils seront nourris pendant lesdicts voyages aux despens de ladicte Chartreuse ».
Mais, ainsi qu’on va le voir, le devis primitif du 21 novembre 1668 devait être largement dépassé. Le 5 décembre 1674, les architectes et maîtres maçons Nicolas Hérisson et Julien Foucré, déclarent qu’il ont exécutés les travaux prévus « bien et dubement, suivant et au désir dudict contract et au contentement et satisfaction du très révérend père dom prieur et autres religieux de ladicte Chartreuse, à suitte duquel contract il a esté faict divers autres marchés, tant par des escripts privés que verballement, pour plusieurs autres ouvrages d’architecture et autre besoinge de massonnerie, tant en pierre qu’en marbre, que lesdicts Mérisson et Foucré ont faict dans ladicte esglize, chambres des religieux, chay à vin et autres lieux de ladicte Chartreuse, y comprins mesme une muraille faicte pour servir de closture et séparer les possessions de ladicte Chartreuse dans la grande allée des marais de l’Archevesché servant de promenade publique ».
Travaux dont le montant s’élève à 5.353 livres outre les 6.500 livres du premier contrat, plus 330 livres de gratification, ce qui porte le prix total de l’entreprise à 12.283 livres.
D’après une tradition, dont aucun élément d’information ne permet jusqu’à présent d’établir l’authenticité, Henri de Sourdis, frère et successeur du cardinal de Sourdis, aurait donné, pour décorer le sanctuaire de l’église des Chartreux, des marbres d’Italie qu’il aurait capturés sur la flotte d’Amurat IV qui les destinait au temple de la Mecque. D’après l’abbé Corbin (in Saint-Bruno de Bordeaux), ces marbres étaient tellement nombreux qu’ils ont servi également à la décoration de sanctuaires de Verdelais, La Réole, Cantenac, Saint-Louis et des chapelles du Lycée, de la Manufacture, etc. Bien que ne confirmant pas d’une façon absolue cette tradition, il est cependant intéressant de citer un texte tiré d’une transaction intervenue entre les héritiers d’Henri de Sourdis et le chapitre de Saint-André à la date du 17 mars 1646. Ce texte mentionne l’existence de « quantité de marbres, tant bruttes que polis, que ledict feu seigneur archevesque avoict faict serrer dans l’une des chapelles de ladicte église Sainct-André ».
Mais la destination de ces marbres n’est pas précisée. Le 27 janvier 1671, Jacques Ferré, menuisier, « natif de Saint-Denis en France, de présent à Bordeaux, s’engage envers les religieux de la Chartreuse à faire dans leur église six portes de bois de noyer de la façon, ordre et ornemens marqué par les trois desseingz que ledit Ferré en a faict et dressé sur parchemin et deux de chaque desseing, sinon que les quatre panneaux à esquerre à chacune des deux portes seront assemblés à cue de serpent et le tout le plus proprement travaillé que faire ce pourra et que l’art et la qualité de l’ouvrage le requièront ».
Et voici maintenant les renseignements qui concernent la partie décorative du retable. Les deux statues qui s’imposent tout d’abord à l’attention de l’observateur, sont celles de l’ange et de la Vierge qui représentent la Salutation évangélique. M. Marcel Raymon les a identifiées comme étant, la première de Laurenzo Bernini et la seconde de Pietro Bernini le père. Au sujet de l’ange, voici ce qu’en disait, en 1824, Jouannet au cours d’une notice consacrée à l’Ancienne Chartreuse dans le Musée d’Aquitaine. Après avoir parlé de la Vierge, il déclare que « l’ange est d’un travail peut-être plus exquis : sa tête est admirable ; ses lèvres entr’ouvertes semblent laisser échapper les paroles mystérieuses ; ses traits sont d’une beauté plus qu’humaine ».
C’est un sculpteur de Bordeaux, Jean Girouard, qui a été chargé d’exécuter l’ornementation du retable. Par acte retenu par Giron, notaire, le 12 janvier 1675, Girouard déclare avoir reçu 350 livres pour les anges qui tiennent une couronne de fleurs au-dessus du grand cadre du grand autel ; 150 livres pour les anges placés au-dessus de la porte de la sacristie et de la porte du petit cloître ; 24 livres pour les quatre touffes de fleurs qui sont à côté de l’ange et de la Vierge ; 24 livres pour les ornements de la porte du petit cloître et de celle de la sacristie ; 10 livres pour la décoration des deux portes du milieu du sanctuaire ; 24 livres pour les ornements des deux portes situées derrière l’autel ; 320 livres pour les deux grandes figures de saint Jean et de saint Joseph qui sont placées sur les deux côtés de l’autel ; et finalement 13 livres 10 sols pour les frais de transport des anges de l’attique et pour ceux de « la cheze » du sanctuaire.
Il y a donc deux statues, celle de saint Bruno, à droite, et celle de saint Charles Borromée, à gauche de l’autel, pour lesquelles aucun renseignement n’a été trouvé. Ces statues sont en marbre alors que « les deux grosses figures » exécutées par Girouard sont en pierre. Les statues de marbre viennent-elles de Rome ? On ne peut qu’émettre une hypothèse à ce sujet.
Pupitre des Chartreux, aujourd’hui à la Cathédrale Saint-André.
Pour le mobilier de l’église, on ne peut signaler qu’un pupitre dont la confection a été assurée par Jacques Saborie, maître menuisier, et Jean Thibaud, sculpteur. Le contrat, en date du 3 février 1684, nous apprend que ce pupitre doit être en bois de til, « semblable à celuy qui est présentement au choeur du maître autel de l’églize de la Chartreuze de la ville de Tholoze, soit pour la grandeur que pour les ornemens et architecture ». Il est convenu que la Chartreuse fournira la ferrure et les sieurs Sabourie et Thibaud, le bois.
L’hôpital Saint Charles
Tels sont les documents que j’ai pu réunir concernant la construction de l’église et du couvent de la Chartreuse. Cependant, pour compléter ce travail, je dois ajouter quelques renseignements au sujet de l’hôpital Saint-Charles qui constituait en fait une annexe de la Chartreuse et dont l’édification a été également due aux libéralités du cardinal de Sourdis. Le 25 octobre 1618, le cardinal décide de faire bâtir et de doter un hôpital qui devra être situé à côté de la Chartreuse. La direction, l’économie et l’administration de cet établissement seront assurées par les soins des Chartreux, sous réserve de l’observation des conditions suivantes. Le cardinal veut que les fonds et bénéfices unis au Monastère lui soient définitivement acquis sous réserve : « que le nombre des religieux de choeur ne pourra estre plus grand que de 24, sans comprendre les convers et donnés et les officiers qui habiteront hors la maison et prieurés et aultres lieux deppendans d’icelle, à quoi ledi nombre desdicts religieux de choeur est déterminé et définy précizement par ces présentes, par acte spécial et espère, sans qu’il puisse estre augmenté et accreu par cy-après pour quelques libéralités et bienfaits qui soient faictz à l’advenir à ladicte Chartreuze, et quelque augmentation de revenu que ladicte Chartreuze puisse avoir et pour quelques autres cause et considération que ce soict, escogitée ou à escogiter, sauf toutesfois au cas que quelque légat ou libéralité soit faicte à ladicte Chartreuze, à la charge d’augmenter le nombre des religieux et que ledict légat et libéralités feussent destinées spécialement à l’effect de l’augmentation et accroissement dudict nombre de religieux et non autrement. En outre, est convenu et accordé qu ce qui restera du revenu annuel de ladicte Chartreuze, la nourriture et entretènement desdicts religieux, ensemble des convers, des donnés et officiers d’icelluy monastère, maison et membres déppendans, et les frais requis et nécessaires pour le service qu’il conviendra faire décemment en l’églize, ornemens d’icelle et autres charges d’icelle Chartreuze acquittées, distraictes et desduictes, sera employé par lesdicts religieux et leur supérieur en aulmones et oeuvres charitables envers les pauvres, ainsy qu’il sera advisé et ordonné par le supérieur de ladite Chartreuze, conformément à leur institution et praticque. Pareillement, mondict seigneur le Cardinal promet de faire bastir et construire à ses propres coustz et despans un hospital joignant ledict monastère et Chartreuze dans lequel seront logés, nourris et entretenus quinze pauvres, invalides, stropiatz et impuissans ou travaillés de maladie incurable et déplorée et non contagieuze, la direction, oeconomie et administration duquel hospital, choix et eslection des pauvres, dotation et revenu d’icelluy qui sera cy-après esprimé, appartiendra aux religieux de ladicte Chartreuze et supérieur dudict monastère primitivement à tous autres, et le père visiteur de l’ordre, venant faire ses visites, tiendra la main que le tout soit entretenu conformément à l’institution dudict seigneur Cardinal auquel lesdicts pauvres pourront se plaindre et dire leurs nécessités, sans néantmoins empescher que Monseigneur l’Archevesque de Bordeaus, une fois l’an, le puisse visiter, se faire représenter la fondation et la faire inviolablement garder et observer… Comme pareillement pourront les supérieurs de ladicte Chartreuze faire travailler lesdicts pauvres tout autant que leur indisposition et infirmité le pourra souffrir et permettre pour esviter l’oisiveté. Aussy seront tenus lesdicts religieux qui seront dans ledict monastère, et leur supérieur, bailler et distribuer la somme de six livres, tous les sabmedis de chasque semaine, à l’issue de la messe de Nostre-Dame, que ledict seigneur cardinal a instituée en la chapelle des femmes, laquelle sera bastie par ledict seigneur joignant la porte du monastère, soubz l’invocation de Sainct-Charles-Boromée, cardinal, à vingt-cinq pauvres honteux, sçavoir 15 hommes et 10 femmes, qui seront choisis de toutes les paroisses de ladicte ville de Bordeaus, fauxbourgs ou banliefve, par le supérieur de ladicte Chartreuze… »
Dessin d’une vue depuis le cloître de la Chartreuse.
« Et pour la fondation, dotation et entretènement dudict hospital et aulmosne de six livres du samedy, ledict seigneur Cardinal a faict don et donation de la somme de 40.000 livres, une fois payée, laquelle sera employée en fondz et héritages ou en rente constituée, au gré, contentement et volonté du supérieur de ladicte Chartreuze, lequel fonds ou rente constituée provenant de ladicte somme de 40.000 livres, demeurera perpétuellement et irrévocablement acquis audict hospital et icelluy hospital uny et incorporé à ladicte Chartreuze… Et d’abondant, ledict seigneur cardinal, pour donner plus de moyen de supporter les charges dudict hospital et aulmosnes et aultres dudict monastère, a donné et donne audict monastère et hospital la somme de 10.000 livres, laquelle ledict seigneur employera en fonds ou en bastimens, à sa volonté, ainsy que ledict seigneur advisera ».
Trois mois plus tard, le 16 janvier 1619, les maîtres maçons Louis de Bordes et Pierre Lamoureux s’engagent à bâtir un hôpital, à côté de la Chartreuse, en « pierre de ribot, avec ses fenestres, portes et cheminées, lieux communs et autres choses nécessaires et faire ladicte murailhe de 12 ou 13 piedz de haulteur ou environ et d’un pied et demy d’espaisseur, moyenant 30 solz tournois pour brasse de muraille, et les cheminées ne seront pour rien ».
Le travail devait être mené rapidement, car, un mois plus tard, le 15 février 1619, Jean Riston, charpentier de haute futaie, se charge d’élever « toute la charpente de l’églize Sainct-Charles Borromée… en forme de pavillon et, au milieu d’icelle, une lanterne, faicte en impérialle, de la longueur et haulteur qu’il plaira à Mondict Seigneur et, oultre ce, un balet ou gallerie au devant lad. Chapelle, le tout propre à estre couvert d’ardoisse, moïenant ce que mondict seigneur sera tenu de fournir touts les matériaux requis et nécessaires sur le lieu et de païer audict Riston la somme de 180 livres ».
L’hôpital Saint-Charles était situé au nord de l’église Saint-Bruno, en alignement sur le chemin de Mérignac, aujourd’hui rue d’Arès. Il était contigu au grand portail d’entrée du Couvent qui est devenu le portail du cimetière du côté de la rue d’Arès. La générosité du cardinal de Sourdis à l’égard de l’hôpital Saint-Charles a trouvé au moins un imitateur. Le 16 septembre 1622, Jean d’Ababadye, bourgeois et marchand de Bordeaux, fait don à l’hôpital d’un « bourdieu » situé dans la paroisse Sainte-Eulalie, au lieu appelé à la Condanne, consistant en maison, terres, vignes et aubarèdes.
La chapelle et les bâtiments de l’hôpital Saint-Charles ont été démolis en 1897, lors de la construction du grand portail du cimetière qui fait face à l’église St-Bruno.
A suivre…
Sur la gauche de cette gravure, on peut apercevoir le bâtiment de l’hôpital Saint-Charles Borromée et sa chapelle.